Les bibliothèques de Salenor

Il fut un temps où Salenor, capitale des terres du Milieu, était une ville de première importance, fort animée et en laquelle moult sages et grands mages avaient séjourné et confectionné au cours des années de grandes bibliothèques contenant le savoir accumulé ou perdu des siècles durant. Mais pendant les graves troubles qui ébranlèrent le premier âge, Salenor fut en grande partie détruite, sa population se dispersa rapidement, puis la ville tomba en ruine et ses grandes bibliothèques fondirent dans l'oubli.

Pourtant, bien des millénaires plus tard, aux confins du troisième âge qui est le nôtre, naquit un semi-homme, ou semi-elfe suivant le côté où l'on se place, descendant de la lignée de Gwenfolas fils de Hwenfolas pour son côté elfe, et pour son côté humain, petit-fils de Eyriem de Basseterre, somptueuse créature au charme de laquelle Elduras, grand-père de notre semi-elfe, n'avait su résister. De leur longue et heureuse union, il naquit trois fils Lothaire, Elthor, Eldurin, et deux filles Gwenar et Ferwen. Tous avaient la grandeur d'âme des anciens, et le feu des grandes aventures passées brûlait en eux.

Lothaire engendra un fils, qui grandit fort doucement aux yeux de ses semblables, mais qui montrait un intérêt prononcé pour la connaissance des choses anciennes, un sens très aiguisé de l'observation de tout ce qui l'entourait, ainsi qu'une grande habileté dans les travaux délicats et une grande agilité dans les exercices périlleux. En bon fils qu'il était, quoi qu'assez turbulent et avec une certaine tendance à l'insolence, personne n'est parfait en ce bas monde, il profita de bon gré des conseils que lui prodigua son père. Lorsqu'il eut atteint ses quarante-cinq ans, il se mit à beaucoup voyager, et de chacun de ses voyages il ramenait moult objets et grimoires plus ou moins précieux, plus ou moins magiques, plus ou moins altérés par le temps.

Il vint une époque, où ayant atteint ses soixante-quinze ans, la recherche des bibliothèques de Salenor le passionna tout spécialement, et il consacra plusieurs années à les chercher sans succès. Jusqu'au jour où il rencontra Dùrwaith, un seigneur-elfe, grand sage parmi les sages, en des circonstances qui sont relatées ailleurs. Lui même s'intéressait de très près aux manuscrits perdus, et après avoir fourni au jeune demi-elfe quelques renseignements qui pourraient lui permettre de mener sa quête à bien et une petite lampe aux propriétés bien étranges, il l'envoya par un moyen dont lui seul avait connaissance dans une petite auberge misérable à proximité du lieu où jadis se tenait Salenor.

Trois hommes, à l'aspect de survivants apocalyptiques tout droit sortis des feux de l’enfer, au regard complètement ébouriffé par toutes les horreurs qu'ils avaient du voir, se tenaient dans la cour intérieure d'une petite auberge, elle même en plein milieu d'une grande étendue de sable et de poussière, jusqu'à l'horizon parsemé de collines. L'air était lourd, chargé de moiteur, comme toujours en cette époque de l‘année. Soudain, une légère brise se leva, soulevant des volutes de poussière. Un ronronnement léger se fit entendre dans l'air. Les trois hommes se regardèrent avec inquiétude. Le bruit devenait de plus en plus fort et sa source semblait se rapprocher. La brise forcit, et d'un coup, se transforma presque en tornade. La poussière tourbillonnait dans la cour de l'auberge, les trois hommes étaient accroupis au pied d'une poutre qui maintenait une toiture en bois, se protégeant le visage du vent devenu très violent. Le bruit devint assourdissant, presque mécanique. On ne voyait plus à un mètre devant soi. Soudain, tout se calma, et la tornade repartit d'où elle était venue.

Les trois hommes se relevèrent, ahuris. La poussière commençait à retomber doucement. Au milieu de la cour, se tenait un homme de stature moyenne, mais à l'allure d'un dieu pour ces hommes vêtus de loques et nés dans la poussière. Apparemment, celle-ci ne l'avait pas souillé : ses vêtements étaient aussi nets que s'ils sortaient de l’une des fameuses teintureries de Piras. Il portait une grande cape aux couleurs indéfinissables -en avait elle une d'ailleurs ?- de grandes bottes reluisantes en cuir souple et une tunique de pourpoint sombre.

Il s'avança vers les trois hommes pétrifiés, et d'une voix forte et majestueuse, il s'annonça : "Je suis Lothar, fils de Lothaire, de la descendance des grands des Terres du Milieu. Lequel d'entre vous est l'aubergiste ?".

L'un d'eux s'avança doucement de quelques pas. "C'est moi, Messire". Lothar tira le cordon de sa bourse et en tira cinq pièces d'argent. "Pour toi, si tu me dis ce que je veux savoir ! ". L'homme le regarda, perplexe, et l'entraîna à l'intérieur. "Je suis au courant de ta venue, Seigneur, aussi t'ai-je fait préparer une chambre, un cheval et quelques vivres pour ton voyage. On m'a également dit de te remettre ceci", et il tendit à Lothar un vieux parchemin.

Celui-ci le prit et le déroula : c'était une carte de Salenor et de ses environs, mais elle était bien vieille et de Salenor ne restait plus aujourd'hui que quelques ruines pas vraiment recommandables. Lothar rangea la carte dans une petite sacoche en cuir souple dissimulée dans son dos, sous sa grande cape, et en fit autant avec les vivres, puis il se leva : "Merci, aubergiste, pour cette carte et ces vivres, mais pour le reste, je préfère me mettre en route sur l'instant."

En un mouvement, la cape s'enroula autour de lui, et il était déjà dehors.

En cette fin d'après-midi, le soleil était encore haut dans le ciel, mais ne tapait presque plus. Il faisait assez lourd, et à l'horizon, sous des nuages rosâtres, se dessinait une petite chaîne de montagnes, très vieille, et dont le sommet devait à peine culminer à 500 mètres au-dessus du niveau de la plaine. En forme de croissant, elle s'étendait sur plusieurs dizaines de kilomètres. Aux pieds de cette chaîne, Lothar savait qu'il devait trouver Salenor. La carte lui indiquait que la ville se situait presque plein ouest de l'auberge, à une quarantaine de kilomètres. Il détacha le cheval qui avait été préparé pour lui à la porte de la cour intérieure de l'auberge, et se mit en route. Pendant des heures, il chevaucha vers l'ouest, le soleil disparaissant au loin derrière Ered Asaïal, les Monts du Soleil Flamboyant.

Lorsque l'obscurité commença à se faire dense, au loin, Salenor était visible. Aussi, il s'arrêta, s'enroula dans sa cape, et sombra dans un état à l'apparence du sommeil, mais à l'apparence seulement. On aurait gratté une allumette à dix mètres de lui qu'il l'aurait entendue, bien que son taux de récupération soit beaucoup plus élevé que celui d'un individu endormi. Il se réveilla avec les premières lueurs du jour, l'horizon rougeoyant, histoire de chauffer l'ambiance avant l'arrivée du soleil. Il regarda autour de lui, mais son cheval avait disparu. "Etrange", pensa-t'il en lui-même et en Sindarin, car il parlait les deux langues, "on ne voit aucune trace de sabots en dehors de celles que nous avons faites pour arriver." Il resta accroupi, dubitatif, pendant plusieurs minutes, puis il finit par remarquer un signe sur le sable, une rune qu'il avait déjà vu quelque part :

rune de durwaith

Longtemps, il se demanda où il avait pu voir ce signe, puis en un éclair, une image repassa devant ses yeux. Il sortit le parchemin de sa sacoche, et avant même de le déplier, il aperçut le sigle sur la lampe que Dûrwaith lui avait confiée pour le trajet ; il ouvrit le parchemin, et retrouva la rune sur le coin supérieur gauche de la carte. Rassuré, il rangea le tout et se mit en marche vers Salenor. Lothar marcha toute la matinée.

A midi, le soleil au Zénith était assommant, rendant son avance pénible, d'autant plus que marcher dans le sable est aussi éprouvant que desséchant. Pourtant, au fur et à mesure que Salenor se rapprochait, le sable disparaissait, progressivement remplacé par une herbe rase, plutôt jaunie. Vers deux heures, il ouvrit le panier de vivres que lui avait remis l'aubergiste, but une rasade d'un liquide assez amer qui lui coupa sa soif tout net, mangea un morceau et repris sa marche. En fin d'après-midi, il était aux portes de Salenor. Il contourna la ville vers le nord, en espérant, si les choses se présentaient comme la carte l'annonçait, trouver Randuinen, " le petit fleuve qui erre " qui doit son nom au fait que dans les jours anciens, il débordait très fréquemment et changeait de lit quand le niveau de l'eau rebaissait.

En un peu moins d'une heure, il trouva Randuinen et commença à le longer, à contre-courant, s'enfonçant dans Salenor, enfin ce qu'il en restait, de plus en plus profondément. Il sortit la carte à nouveau pour la consulter. Il devait remonter Randuinen par sa rive gauche jusqu'au centre de Salenor, puis s'engager dans une grande avenue vers le nord. La carte indiquait environ une demi-lieue entre le fleuve et les bibliothèques par cette avenue, soit moins de deux kilomètres. Lothar chercha un pont pour passer sur la rive gauche pendant des heures, mais n'en trouva pas, et dut se résoudre à passer à la nage. La nuit était déjà presque tombée, et il fut obligé de prendre quelques heures de repos sur la berge, enroulé dans sa cape qu'il avait réussi à maintenir hors de l'eau, tout comme sa sacoche. Pourtant le sommeil ne vint pas facilement, une étrange sensation planait dans l'air ; Salenor n'était peut-être pas aussi déserte qu'elle le semblait.

Lothar passa une bien mauvaise nuit et se réveilla très tôt, l'esprit perturbé d'idées noires qui lui donnaient une terrible migraine. Il déjeuna substantiellement. La liqueur amère de l'aubergiste lui ôta partiellement son mal de tête, qu'il acheva de faire disparaître en se massant longuement les tempes. Par chance, il avait traversé le fleuve en face, ou presque, de l'avenue qu'il cherchait. Scrutant de tous côtés, il s'y engagea. Il repéra tout d'abord un vaste tas de ruines à l'aspect légèrement différent de ceux qu'il avait rencontré jusqu'alors : beaucoup mieux conservé, et donnant presque une impression d'entretien. Inconsciemment, l'image qui s'imposa à lui comme la plus représentative de cet étrange ensemble fut celle d'un Iceberg ; aussi il chercha une façon de s'y introduire, et après en avoir fait le tour plusieurs fois, il finit par remarquer dans un recoin fort sombre un couloir encore plus sombre qui s'enfonçait profondément dans les ténèbres de l'Underground Salenorien.

Il s'engagea avec prudence dans le couloir ; en fait, il ne s'agissait pas vraiment d'un couloir, mais plutôt d'un escalier car il sentait sous ses pieds que des marches étaient taillées dans le sol. Il avança à tâtons pendant plusieurs minutes, au bout desquelles il trouva enfin un plancher. Il s'habitua très rapidement à l'obscurité, et entre sa nyctalopie prononcée et son infravision elfique, l'ami Lothar s'y retrouvait fort bien, et de plus sans utiliser la lampe de Dûrwaith. Il lui semblait plus être dans un musée désaffecté que sous un Salenor en ruines et désert comme il l'avait vu là-haut à la surface. Tout en avançant, il se laissait guider par son instinct, mais il sentait bien que son instinct n'était pas seul en cause, aussi il restait sur ses gardes, tous récepteurs dehors. Soudain, il sentit une émotion forte monter en lui, et ne put maîtriser l'attraction qu'exerçait un vaste porche sombre qui irradiait un intense sentiment d'étrange et de puissance. Lothar fut aspiré malgré lui par cette ouverture béante, et se trouva bientôt au pied d'une colonne assez large située au milieu d'une pièce ronde, d'où partaient plusieurs couloirs, comme les branches d'une étoile, dont il ne pouvait voir le bout. Il remarqua au fond du couloir le plus à sa droite une petite lumière assez diffuse et pour le moins pâlotte, qui vacillait et semblait l'inviter à la suivre.

L'excitation qui était sienne à cet instant lui faisait perdre toute notion du temps, et de l'heure du moment il n'avait aucune idée, et ne cherchait pas à en avoir une. A l'extérieur, le soleil commençait à redescendre doucement, et le grand cadran solaire que Lothar aurait dû remarquer à l'entrée de Salenor, si son esprit avait été un peu moins obnubilé par sa quête, indiquait trois heures de l'après-midi. Il s'engagea dans le couloir et se rapprocha de la petite lumière. Au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans les profondeurs de ce labyrinthe, elle semblait s'éloigner sans qu'il ne puisse jamais s'en rapprocher. Il la suivit encore quelque temps, puis brusquement elle disparut. Lothar se retourna : on voyait encore le bout du couloir, légèrement plus clair que l'intérieur, c'est-à-dire pas tellement lumineux quand même ; il se mît à courir vers l'endroit où la lumière s'était éteinte.

S'il avait été moins surexcité, ce brave Lothar aurait réalisé depuis longtemps, à la vue de ces couloirs et des pièces qu'ils desservaient, qu'il était au cœur même des bibliothèques de Salenor. Bientôt, il aperçut, venant d'une pièce voisine, une vague lueur. Il s'approcha, et, au bord de l'arrêt cardiaque, jeta un œil dans la pièce. De stupéfaction, son cœur s'arrêta et redémarra en sens contraire. Lothar avait les genoux qui claquaient, des sueurs froides lui dégoulinaient jusque dans ses chaussettes elfiques, il lui semblait avoir une enclume dans l'estomac (et comme il commençait à avoir faim, son estomac n'allait pas tarder à lui descendre dans les talons : oush, ouh, aïe, ah ! … ), pour tout dire, il se sentait légèrement incommodé. Mais qu'avait-t'il vu ?

Une grosse boule de lumière occupait le milieu de la pièce, à environ un mètre du sol, en légère rotation. Au centre de la sphère, une forme contrastée semblait bouger doucement. Bientôt, la sphère s'arrêta de tourner, et Lothar se trouva face à un être, le terme entité conviendrait peut-être mieux, assis en tailleur, lévitant dans la boule ; l'entité lui adressa la parole : "Il y a bien longtemps que personne n'est parvenu jusqu'à moi, mais tu n'es pas le premier, dis le toi bien. Je suis Sölbekkir, gardien des bibliothèques de Salenor depuis bientôt trente siècles. Avant de te remettre ce que tu es venu chercher, laisse- moi te poser une question : voici l'un des grimoires les plus anciens de cette bibliothèque, et sûrement l'un des plus précieux. Vois-tu les runes qui sont sur sa couverture : personne jusqu'à maintenant n'a pu me dire ce qu'elles signifiaient. Si tu peux les déchiffrer, je te laisserai partir avec, mais dans le cas contraire ... ". Lothar prit délicatement le vieux livre que lui tendait l'entité. Sa couverture était en effet recouverte de runes telles celles-ci :

rune manuscrit de salenor

Lothar les examina longtemps. Doucement, il sentait remonter en lui des images que Dûrwaith lui avait montré. Il finit par retrouver une phrase parmi les runes dont il connaissait le sens, et la réalité s'imposa à lui : il tenait dans ses propres mains l'objet tant convoité. Il releva la tête et s'adressa à l'entité : " Je connais ce livre, c'est ce pour quoi je suis venu. Il contient les récits des temps anciens des Terres du Milieu. Quant aux runes de la couverture, elles signifient, je crois : " Contes & Légendes inachevées par J.R. KROENTIL "."

A ces mots, l'entité sembla réagir. L'idée que Lothar allait emporter ce trésor devait la déranger, profondément même, à voir l'expression qu'elle arborait. Lothar se sentait de plus en plus mal à l'aise ; discrètement, il sortit la petite lampe que Dûrwaith lui avait confiée, et au moment où l'entité allait l'absorber dans sa boule de lumière, il la brandit devant lui en l'allumant.

Le résultat ne se fit pas attendre : il se retrouva instantanément à l'extérieur, aux portes de Salenor, le long de Randuinen, avec le précieux volume sous le bras. Le tour était joué, il ne restait plus qu'à rentrer à Piras, chez ce bon Dûrwaith, qui avait déjà dû s'occuper des formalités de retour.

Le soir tombait, Lothar s'éloigna le plus possible de Salenor avant la nuit, histoire de se mettre à l'abri d'une réaction tardive du gardien des bibliothèques, puis s'endormit, heureux et confiant du lendemain.