La tour de Felefi

Il y a très longtemps, au cours du septième millénaire du Premier Age, alors que PIRAS n’existait pas encore, se tenait à son emplacement actuel une petite ville fortifiée du nom d’ELCUTE. Pôle de culture dans un univers barbare, ELCUTE attirait les sages du monde connu de l’époque. La ville s’était beaucoup développée au cours des siècles précédents, ses habitants y vivaient fort bien, et la magie, qui rendait tant de services, prit bientôt une grande place dans la vie des Elcutiens.

Certains monarques marquèrent de façon indélébile l’histoire de la cîté. C’est le cas des dynasties ELCUTIN et ERSAC. Pour la première fois, sous le règne de IULOS ELCUTIN (6972 - 7048), un roi appris, en secret, la magie. On s’en aperçut le jour où, un sorcier voulant attenter à sa vie reçut son propre sort en retour du courier, ce qui le surpris au point qu’il oublia de réagir, et mourut désintégré … par lui même ! C’est son petit neveu, IULOS III ELCUTIN qui instaure en 7135 une magocratie parlementaire à ELCUTE. Mais au fil du temps, le confort et la tranquillité aidant, les rois successifs et la noblesse commencent à négliger la pratique des arts magiques, allant jusqu’à l’abandonner complètement. Tant et si bien que lorsque la dynastie des ERSAC accède au trône en 8257, la magie est devenue une activité franchement suspecte. En 8322, ERSAC Ier fait promulguer une loi sévère interdisant la pratique de la magie dans la noblesse. En 8348, son fils, ERSAC II proclame l’interdiction de la pratique des arts magiques sur tout le royaume, et fait périr dans un auto-da-fé le contenu des rayons de magie des bibliothèques d’ELCUTE. En 8402, ERSAC III, son petit-fils lance une “chasse aux sorciers” et va jusqu’à faire condamner et bruler des maqiciens par un tribunal inquisiteur.

Malheureusement pour ERSAC III, ELCUTE, devenue très riche, était très pauvrement défendue, et beaucoup de ses anciens vassaux commençaient à manifester une certaine animosité contre leur ancien suzerain. De plus, le Tamirdor, les royaumes de l’ouest, était le théatre depuis quelques décennies de troubles récurrents. Du sud de ces royaumes, des barbares sanguinaires avaient commencé à semer la terreur, et les armées unifiées des royaumes étaient, il faut bien le dire, totalement dépassées. En deux mots, les richesses d’ELCUTE, et celles d’ERSAC III tout particulièrement, étaient plus que menacées.

Le monarque, se sentant acculé, du se résoudre à faire appel à ceux qu’il pourchassait jusqu’alors, les magiciens, pour protéger la ville.

D’un peu partout, des sorciers se présentèrent à lui, et des propositions très diverses lui furent faites : monter la cîté sur le dos de 600 dragons d’or, la mettant ainsi hors de portée d’agresseurs potentiels, enfermer la ville dans un immense bâtiment de pierre magique totalement étanche à tout, l’envoyer sur un autre plan d’existence, … mais la proposition qui fut retenue était celle d’un jeune magicien très prometteur, du nom de FELEFI, dit FELEFI-le-Petit. Son surnom lui venait, comme on peut l’imaginer, de son apparente faiblesse et de sa taille (un peu moins de cinq pieds, soit un mètre et soixante centimètres). Sa proposition consistait à faire ériger au cœur de la cîté une tour de cent mètres de haut, équipée à son sommet d’une plateforme tournante. Sur cette plateforme, on installerait un magicien qui pourrait surveiller les alentours de la ville, et lancer des sorts rendus plus efficaces par la mise en commun de sa puissance avec celle d’autres magiciens puissants logés dans les étages inférieurs de la tour. Ceci permettrait de créer un mur de magie inviolable autour d’ELCUTE.

Ce projet devint réalité en moins de temps qu’il ne faut à un magicien bègue pour réciter le code de conduite des magiciens du Conseil du Hérisson. Et en quelques mois, la cîté d’ELCUTE était protégée jour et nuit.

Mais ERSAC III n’était tout de même pas entièrement rassuré pour sa vie, et surtout, pour son trésor. Aussi fit-il libérer un étage de la tour pour y installer ses appartements et son trésor.

Mais au fur et à mesure que le temps passait, la volonté des magiciens finit par s’user à la vue de cette montagne de richesses. Un matin, on retrouva vide la chambre de l’un des sorciers, et l’on constata qu’une partie du trésor s’était envolée. Puis, ce ne fut que disparition sur disparition, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’ERSAC assis sur son dernier coffre, et FELEFI en haut de la tour.

Le lendemain de la dernière disparition, le petit mage quitta son poste et vint trouver le roi, pour lui tenir ce discours :

Roi qui ne le serez bientôt plus, laissez-moi vous conter une histoire qui va fort vous divertir. C’est l’histoire d’un petit homme dont une lignée de tyrans à l’esprit étroit a brisé en la vie en s’acharnant sur sa famille au titre d’une loi stupide qui va à l’encontre de la science et du progrès. Le père de ce petit homme était noble, et, de surcroit, magicien. Sa renommée commençait à s’étendre dans tout le pays. Il fut contrait de se supprimer car le monarque de l’époque exerçait sur lui un chantage odieux quant au devenir de sa famille. Après sa disparition et celle du tyran, le fils de ce dernier, un tyran lui-même, persista dans les œuvres de son père et se livra à une véritable chasse aux sorcières sur les membres survivants. Ses frères furent jugés par un tribunal d’inquisition qui les condamna à être brulés vifs, beaucoup de ses parents furent tués, les autres vendus commes esclaves à des tribus barbares. Seul, le petit homme parvint à s’échapper des galères où périt le reste de sa famille. Dès lors, il voua une haine sans bornes au tyran. Avec le temps, sa colère se mua en un sentiment plus subtil d’une vengeance lente mais implacable. Il se mit à parcourir le monde à la recherche d’un maître, laissant sa vengeance murir, et se remit à étudier la magie, comme il l’avait toujours fait avec son père. Son appetit de vengeance en fit un élève remarquable, et il fut éduqué par des maîtres de plus en plus puissants, jusqu’à ce qu’il en vienne à depasser tous ceux qu’il cotoyait. Ayant eu le temps de préparer un plan infaillible, il finit par revenir à ELCUTE, pour le mettre à exécution. Il fit peser sur le tyran régnant toujours le poids de l’angoisse face aux troubles que connaissait le pays. Pris au piège entre sa peur de la mort et son avarice, le tyran fut contraint de lancer un appel aux magiciens pour qu’ils le protègent. Le petit homme se fit remarquer comme étant un bon magicien -en fait il était le meilleur, et de loin- et fit admettre sa proposition sans difficulté. Il commença alors à faire naître une atmosphère de cupidité et, dès lors, se mit à faire disparaître ses pairs un à un, soumettant par là-même le tyran à une torture insoutenable, ce dernier voyany à la fois s’évanouir sa protection et sa fortune.

Ce petit homme, vous l’aurez compris, c’est moi, et le tyran, ô roi, c’est vous ! …

Votre trésor est désormais sous la garde du grand dragon qui dort -mais d’un œil seulement …- sous la montagne, et il vous sera bien difficile de le retrouver. Enfin, les envahisseurs sont à vos portes, et je me réjouis à l’idée de ce qu’ils vont faire de vous et de votre cîté. Maintenant, je vais vous laisser à votre destin, ô roi, mais nous nous retrouverons dans l’au-delà. Surtout, ne soyez pas trop prompt à m’y rejoindre, j’ai tout mon temps …

Et il disparut …

Les évènements qui suivirent furent terribles, et ERSAC III ne suivit pas le conseil de FELEFI quant à son empressement à le rejoindre dans l’au-delà …

Les hordes de barbares sanguinaires déferlant des royames de l’ouest et les meutes d’orcs se déversant des montagnes du sud et de l’épine dorsale du continent eurent tôt fait de faire tomber la faible résistance d’ELCUTE. Bientôt, le contient entier est la proie du chaos et des flammes.

Au cours de l’année 8416, le Conseil du Hérisson se mit en boule et dut passer à l’action : le continent fut le théatre de violentes secousses des semaines durant, à tel point qu’il se fractura en deux parties, aujourd’hui reliées par l’isthme de Kerlon, au sud de l’actuelle Piras. Tout le mal qui séjournait dans les entrailles du monde fut contraint de se montrer au grand jour, et le continent tout entier se transforma en un immense champ de bataille apocalyptique.

Un soir de l’an de grâce 8417, le Conseil se réunit une ultime fois, et décida d’un sacrifice commun pour assainir ce monde que tous voulaient voir perdurer, mais qui n’était plus tenable pour les hommes de bonne volonté. Leur puissance mise en commun servit à créer un immense champ de force qui isola toute la malignité du monde, et à l’envoyer aux confins de l’univers, sur un plan d’existence inconnu.

A l’issue de ces évènements, plus de quatre-vingt dix pourcent des êtres vivants du continent avaient péri, toutes les cîtés avaient été détruites, le continent entier était dévasté.

Ainsi se termina le Premier Age.

Pour les rares survivants de ce cataclysme, la vie continuait pourtant. Ils formèrent de petites communautés rurales, qui devinrent des villages clairsemés sur le continent

D’ELCUTE, il ne restait qu’un champ de ruines. Seule, la tour de FELEFI se tenait, stoïque, épargnée comme par enchantement.

Elle est encore visible de nos jours, et on la dit hantée par un petit spectre …